25 déc. 2009

LIVRES : INTERVIEW D'AXEL MAZUER POUR SON OUVRAGE : SHÔNINKI - L'AUTHENTIQUE MANUEL DES NINJA



Axel Mazuer, tu viens de traduire (du Japonais), pour le compte des Editions Albin Michel (Collections Spiritualités Vivantes), SHONINKI - l'authentique manuel des Ninja de Natori Masazumi. Tout d'abord, je remarque, comme il est inscrit sur la couverture, que c'est la première fois que paraît en Français une traduction de ce manuel. Selon toi, pourquoi a-t-il fallu attendre autant de temps pour qu'un éditeur daigne s'intéresser à ce type de sujet ?

Axel Mazuer : Parce que personne n'avait osé le leur proposer jusqu'à maintenant !
En l'occurrence, la question que je me pose serait plutôt : " Comment se fait-il qu'il ait fallu attendre autant de temps avant que quelqu'un ne se décide à travailler sur un tel texte, alors que la demande est très forte depuis longtemps ? "
Lorsque j'ai présenté mon manuscrit chez Albin Michel, ils ont été immédiatement enthousiasmés, mais ils ont eux aussi été sidérés d'apprendre que personne n'ait jamais eu l'idée de lancer plus tôt un tel projet concernant les classiques japonais de la tradition ninja.
Côté éditeur, je pense que, jusqu'à maintenant, beaucoup ne connaissaient pas encore ce texte, et ne pouvait donc avoir l'idée d'en publier une traduction française.
Côté auteur, le fait que le texte original soit écrit en japonais ancien (c'est un manuel écrit en 1881), et qu'il soit relativement difficile d'en trouver un fac-similé, ou même seulement une version en japonais moderne, a dû rebuter bien du monde !
Enfin, des deux côtés (auteurs potentiels comme éditeurs), d'autres y ont peut-être déjà vaguement pensé, mais n'ont pas voulu prendre le risque de s'investir dans un travail de traduction ou de publier un livre sur un sujet aussi spécifique, craignant qu'il ne touche qu'un public restreint et ne se vende mal...
Il s'agit donc bien d'une grande première au niveau national (je n'ose dire mondial !)

La nature occupe une place importante dans l'enseignement du shinobi (ninja), peux-tu nous en dire plus ?

A.M : D'une façon générale, la nature a toujours été une grande inspiratrice des arts martiaux.
De fait, on peut se rendre compte que les shinobi avaient une grande connaissance des plantes (pour se nourrir, préparer des remèdes ou des poisons), de nombreuses techniques pour se fondre dans la nature afin de "disparaître", ou pour survivre et se déplacer en milieu "hostile".
On trouve aussi dans le ninjutsu des mouvements et des techniques inspirés par les animaux (la "marche du renard", ou encore une façon de se cacher dans les arbres en imitant le tanuki).
Dans le cas du ninjutsu, cela vient en grande partie du fait que les premières communautés ninja sont nées puis se sont développées au sein de régions très sauvages du Japon, dans les montagnes et les forêts aux alentours du lac Biwa. Mais il s'agit aussi d'une philosophie et d'un état d'esprit global qui va au-delà de la technique : le ninja ne doit pas seulement se fondre physiquement dans son environnement, mais véritablement rechercher à "faire corps" avec la nature, à s'adapter pour être en harmonie avec l'univers.
D'où l'importance accordée par les ninja au "principe des cinq éléments", d'inspiration taoïste.

Un schéma illustrant " le principe des cinq éléments " ou " Gogyo "


Est-ce que tu peux nous rappeler la différence entre un guerrier samouraï et un guerrier ninja ?

A.M : Le ninja est l'antithèse du samouraï !
Le samouraï est un guerrier bien intégré dans la société, né au sein d'une famille noble attachée au service du pouvoir en place, représenté par l'Empereur.
Il se bat pour l'honneur et par devoir. Il est tenu par une discipline très rigoureuse, que formalise le Bushido (le code d'honneur des guerriers) : droiture, courage, sincérité. Il ne peut mentir ou "ruser". Il doit affronter son adversaire de façon la plus directe possible, la plus loyale, dans le respect des règles et des traditions, et ne jamais s'enfuir devant lui. Sans cela, le samouraï est déshonoré, et doit se suicider rituellement (le fameux seppuku).
A l'origine, le ninja est un marginal, rejeté de la société ou qui a préféré s'en exclure volontairement. Même lorsque, plus tard, les clans ninja se sont mis au service de seigneurs, ils n'en ont pas moins continué à être considérés comme des hinin ("non-humains"), des parias. Il se bat ou pour sa survie ou par intérêt.
N'ayant pas d'honneur, le ninja n'est donc pas tenu de respecter le Bushido ou les règles établies. Ce qui fait qu'il était recruté (dans la plus grande discrétion), pour des missions que l'on ne pouvait pas, par nature, confier à un samouraï : l'espionnage, le vol ou l'assassinat ; ou que le ninja pouvait "tricher" et recourir à toutes les armes, toutes les méthodes, toutes les ruses.
C'est un peu comme la différence qu'il peut y avoir entre un soldat de l'armée régulière et un "barbouze".
Une autre métaphore que je trouve assez parlante veut que, si l'on compare les guerres du Japon féodal à une pièce de théâtre, les samouraïs étaient les acteurs principaux, et les ninja étaient les metteurs en scène travaillant en coulisse.


En guise d'introduction, tu expliques que dans le Japon Féodal, les ninja ou shinobi, étaient des agents employés pour des missions d'espionnage, d'infiltration et de guérilla. Mais au fil des pages, je me rends compte qu'ils n'étaient pas que de vulgaires mercenaires ou assassins comme on le percevait dans les pays Occidentaux. Qu'en penses-tu ?

A.M : C'est tout à fait vrai !
Bien sûr, il ne faut pas édulcorer la réalité : les ninja étaient aussi des mercenaires et des assassins, mais le fait qu'ils ne respectaient pas les lois ou le code d'honneur classique des samouraïs ne signifie aucunement qu'ils ne possédaient pas du tout de valeurs ou de morale.
On peut voir que l'auteur du "Shôninki" fait assez vite la distinction entre les voleurs (nusubito), qu'il traite "d'habiles minables", et les vrais shinobi (ninja). Dans un autre grand classique du ninjutsu, le "Basenshukai", on retrouve une idée similaire, voulant qu'agir techniquement comme un ninja ne suffit pas pour en être un.
Il ne faudrait pas croire non plus que le ninja ne s'occupait systématiquement que de missions clandestines ou violentes : il pouvait parfois être engagé comme "garde du corps", pour protéger un seigneur et son château.
Et loin d'être un adepte de la "manière forte " à tout va, le shinobi était plutôt un individu observateur, ingénieux, subtil et agile.
Dans le "Shôninki", il y a même un chapitre explicitement titré "L'art de ne pas briser les individus", expliquant que "détruire un homme éloigne du but vers lequel on tend".
On peut donc finalement considérer que, comme toute autre voie martiale, le ninjutsu peut aussi se révéler, à sa façon, être un do (une voie spirituelle).



Takamatsu Toshitsugu (un des derniers ninjas authentiques, mort en 1972), qui exécute un mûdra : Le quatrième des 9 " Kuji-Kiri ".


Ce qui m'a surpris également, c'est l'apport ésotérique et spirituel que l'on trouve dans ce type d'enseignement avec l'application de formules magiques pour arriver à ses fins. Peux-tu nous en dire plus ?

A.M : Le ninjutsu s'est développé dans un contexte philosophique particulier, où se rencontrent plusieurs courants spirituels, aussi bien chinois que japonais, classiques ou plus "hérétiques" : bouddhisme zen ou "ésotérique" (shingon, tendaï), taoïsme, shintoïsme, tantrisme...
Il résulte de ce mélange une tradition très spécifique au ninjutsu, possédant sa philosophie et sa spiritualité propres. Celle-ci possédait aussi un enseignement ésotérique (le ninpo mikkyo) dans lequel on retrouvait un ensemble d'éléments "magiques" hérités des diverses traditions évoquées ci-dessus, telles que les formules talismaniques à porter sur soi pour aller au combat, montrées dans cet ouvrage.
Cet enseignement comprenait aussi tout un ensemble de gestes magiques (mûdras), accompagnés de sons ou de formules magiques (mantras), et notamment les fameux " kuji-kiri ", un enchaînement précis de neuf façons d'entrelacer les doigts. Il y avait d'autres mûdras qui devaient aider le ninja dans telle ou telle circonstance, comme par exemple un sortilège destiné à lui permettre de mieux voir dans l'obscurité.
La tradition populaire créditait aussi le ninja de divers pouvoirs "surnaturels" : devenir invisible, voler, marcher sur l'eau ou au plafond, commander aux animaux ou aux éléments, etc... Il y a naturellement une bonne partie d'exagérations dans ces rumeurs (d'ailleurs encouragées par les ninja eux-mêmes, pour augmenter leur prestige !), dont l'origine s'explique également par l'usage de trucs de prestidigitation ou d'outils spéciaux pour accomplir ce genre d'exploits (telles que les "griffes-de-main" pour grimper au mur).
Mais d'un autre côté, il semble aussi que les ninja étaient déjà très avancés dans le domaine des "sciences de l'esprit", comme la psychosomatique ou la visualisation, et qu'ils essayaient de développer de véritables pouvoirs psychiques, comme l'hypnotisme (saimin-jutsu), ou la prémonition.

Et un mûdra pour aider à mieux voir dans la nuit : Ankokutoushijutsu


Est-il vrai que des femmes pouvaient être également shinobi ?

A.M : Oui c'est exact.
Il y a d'ailleurs un terme spécifique pour cela d'ailleurs : Kunoichi ou onna-shinobi (à ne surtout pas confondre avec shinobi-onna, " femme cachée ", qui désigne une maîtresse ou une prostituée !). Quoiqu'en français, on pourrait tout simplement dire une ninja ou une shinobi.
C'est encore un bon exemple de distinction entre ninja et samouraï, et de toute la marge qu'il y avait entre eux et les usages habituels de la société japonaise "classique". On connaît bien quelques exemples de femmes s'étant illustrées comme guerrières, mais en général, au Japon, les rôles des hommes et des femmes étaient bien distinctes, de façon assez sexiste, d'où une différence dans l'éducation des uns et des autres, dès le début.
Pas chez les ninja. Filles et garçons étaient éduqués de la même façon pour devenir shinobi; même s'il pouvait y avoir quelques adaptations techniques pour les femmes, permettant de mettre en valeur certaines de leurs qualités spécifiques dans le domaine de l'espionnage, comme l'usage de la séductrion.
On se méfiait beaucoup moins d'elles lorsqu'elles étaient en mission.


Penses-tu qu'aujourd'hui, les préceptes du shinobi peuvent être appliqués dans notre société moderne et dramatiquement matérialiste ?

A.M : Dans une certaine mesure, je pense que oui.
Comme enseignements stratégiques, les principes du ninjutsu sont toujours aussi valables et actuels dans leurs grandes lignes que ceux de " l'art de la gerre " de Sun-Tzu " ou du " Traité des cinq roues " de Miyamoto Musashi peuvent l'être.
Pour les préceptes spirituels, qui relèvent par moment du Bouddhisme, ils sont communs à beaucoup de philosophies d'origine orientale qui connaissent un bel essor de nos jours : distinguer " Connaissance " et " Principe " (distinguer Apparence et Essence, le paraître et l'être), se libérer de l'Ego ou des passions violentes pour atteindre l'Eveil etc...

C'est ce qui fait la force et l'intérêt de ce texte !

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Interview faite par Internet en octobre 2009
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1 commentaire:

Anonyme a dit…

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